La fin du mois de juin est généralement le moment des premiers bilans «intermédiaires» en ce qui concerne les sorties d'album du premier semestre de l'année en cours. Loin de vouloir satisfaire à cette curieuse habitude des classements et contre-classements, l'on ne pourra éviter de constater que, parmi les centaines de disques écoutés depuis presque six mois, seuls quelques-uns, plus insubmersibles, moins recyclables que les autres ont passé plus de temps, encore et encore, à fatiguer les enceintes de nos équipements audio.
C'est parmi ces raretés que l'on pointera Douve, album de Ehnahre
Ehnahre
, sorti en ce début d'année. Le quatuor de Boston s'était fait remarqué, en 2010, avec la sortie de Taming The Cannibals et en 2012 avec Old Earth, deux albums de black métal d'avant garde auxquels il convenait déjà de succomber tant l'originalité et la créativité y étaient génératrices de perturbations sensorielles en tous genres pour l'heureux auditeur.
Plus audacieux encore, Douve n'est ni plus ni moins que la mise en notes du célèbre recueil de poèmes Du Mouvement et de l'Immobilité de Douve, écrit par Yves Bonnefoy en 1953. Un pèlerinage de l'auteur en quête de Douve, l'être aimé disparu, coincé entre le vivant et l'inerte, entre le sombre et le lumineux... dans un entre-deux mondes.
Et le génie de Ehnahre
Ehnahre
va plus loin que la simple illustration sonore de la première des cinq parties de ce recueil intitulée «Théâtre». Dix-huit titres*, dans une impeccable traduction anglaise, pour faire entendre la vertigineuse pérégrination des dix-neuf poèmes de Bonnefoy (les poèmes dix et onze sont soudés dans l’œuvre de Ehnahre
Ehnahre
). Mieux, puisque le poète dit si justement cet entre-deux mondes, Ehnahre
Ehnahre
va fixer ses compositions aux confins de la gamme chromatique afin de laisser chaque impression sonore comme suspendue «entre-deux notes».
Entre l'intro (I Saw You), piano et vocaux éructant le premier poème de Bonnefoy dans un océan de dissonances chromatiques et l'outro (Attempted Rift in The Thickness of The World), guitare et piano explorant, par demi-tons et micro-tonalités, une «ouverture tentée dans l'épaisseur du monde», chaque titre est une évocation, profonde, avec ou sans batterie, avec ou sans basse, avec ou sans lourde guitare, avec ou sans growl et hurlement, de ce prétendu indicible univers entre morts et vivants.
Et puisque Bonnefoy est aussi le poète de l'acousmate (bruit ou son dont on ne saisit aucune cause objective), dont il parsème utilement «Du Mouvement et de l'Immobilité de Douve», Ehnahre
Ehnahre
semble vouloir faire résonner l'écho de cette musique du vent (Rather The Ivy), de cette musique du corps (The Tearing Out of The Sight), de cette musique de la joie des insectes rampants (The Black Tread Of The Earth) comme pour intimer l'ordre à ces subjectifs bruits musicaux d'exister dans ce monde à cheval.
Une question, moins subtile, plus triste de pragmatisme doit, en dernière analyse, être posée: Douve est-il encore un album de métal? Peu importe, vraiment. C'est comme il vous plaira.
Douve n'est plus; mais en nous emmenant sur les infinis sillages de son effacement, Ehnahre
Ehnahre
vient d'inventer une nouvelle forme de poésie musicale. La mélopée de l'entre-deux mondes; entre l'avant et l'ailleurs. Entre le pourquoi et l'autrement...
*une étrangeté toutefois: le CD physique (très beau digipack) comporte 1 titre et 7 minutes de moins que la version digitale. Dommage.
Tags : Expérimental black-métal, micro-tonalités
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